Je joue de l'orgue de barbarie [Volt]

C’est le genre d’histoires inutiles qui commencent par un majuscule et se terminent par un point de suspension. Je suis né dans une chambre à coucher, il y a 25 ans. A l’ancienne, comme on dit. Mon histoire se résume assez bien. Ma mère était une ado pré pubère qui s’est fait engrosser dans le dos de ses parents, par un rigolo du quartier. J’ai passé le premier jour de ma vie dans une boîte en carton, à coté des ordures. J’étais ce genre de bébé dont on lit l’histoire dans les faits divers. Tout le monde s’exclame, mais personne ne fait rien. J’aurais pu voir mon existence s’achever aussi sec, broyée dans la benne à ordures d’un quartier relativement populaire. Mais la chance (ah, la chance…) a voulu qu’il en soit autrement. J’ai été retrouvé à temps. On m’a placé dans une famille d’accueil, puis une autre, pour finalement être considéré comme un enfant à problèmes et obtenir un lit à mon nom dans une des nombreuses chambres des bâtiments d’assistanat à l’enfance de Sydney.

J’ai passé mon enfance au milieu d’un grand nombre d’enfants et d’adultes. Quelques réguliers, souvent des nouveaux arrivants qui, égarés, avaient du mal à se faire à un monde ou on n’a ni Papa ni Maman. Avant d'oublier, ou de faire semblant. Bien que la vie soit d’une monotonie folle, finalement, certains d’entre nous se voyaient parfois envoyés au sein de familles plus ou moins honnêtes, qui leur faisait goûter à la vie d’individus uniques. A leur retour, (car ils finissaient presque tous par revenir), ils me racontaient leur séjour dans ce monde auquel je n’avais pas droit. Un lit avec des draps de couleurs, une table à laquelle toute la famille se devait d’être réunie, un repas auquel on ajoutait quelques excentricités. La plus folle d’entre elles était d’avoir le droit à des plats préparés à la maison, au goût, devais-je croire, exceptionnel. Nous n’avions en effet au centre que ces perpétuelles plâtrées dont le nom variait en fonction du jour de la semaine.

Comme tous les enfants de ma condition, je ne rêvais que du jour où je serais grand, libre et seul. La solitude est en effet un sentiment rarement connu des « orphelins ». Pas de chambre à soi, de repas en solitaire ou de promenades nocturnes non accompagnées, ne serais-ce par les autres mômes qui voulaient toujours « en être ».
Je devais avoir douze ans lorsque ce volontaire a débarqué pour nous apprendre la musique. Nous avions le choix entre plusieurs activités extrascolaires, pour nous empêcher de devenir des garnements, des filous, ou la racaille de notre beau pays. Parmi elles, le football, la danse (c’est pour les filles) ou encore le violon. Mon premier cours fut laborieux, si ridicule que je n’avais qu’une envie, de rejoindre les autres garçons dehors et taper le ballon. Mais mes points de bonne conduite étant limités, je fus obligé de tenir compagnie à ce vieux monsieur qui avait eu la gentillesse de venir nous apprendre à utiliser correctement nos dix doigts. Les premières semaines furent donc pour moi pénibles et en dépit des encouragements de Charles (l’enseignant), je ne pouvais décidemment pas me mettre en tête les clefs qui composent le solfège. Pourtant, lorsque je fus libéré de mes obligations et libre de courir librement avec mes camarades de dortoir, la musique, les notes se mirent à m’obséder totalement : j’étais mordu.

Et puis… Le reste n’est qu’un enchaînement. Seize ans, j’ai trouvé du travail. Je devais à présent rembourser à la nation ce qu’elle avait fait pour moi. J’ai travaillé dans un garage. A dix-ans, j’ai eu mon premier tatouage. Ma scolarité étant médiocre, je ne me suis pas inscrit à l’université. Pourquoi faire, de toutes façons ? Je n’avais pas un passé brillant, ne voyais pas ce que je pouvais faire de mon futur. J’ai continué à réparer mes voitures. A dix-neuf ans, j’ai eu mon premier appartement. Une petite cage, minuscule. Je voulais quitter Sydney, mais ne connaissais rien du monde. J’ai acheté une guitare et Charles m’a offert son violon, mon cadeau d’indépendance. J’ai coupé les ponts avec le Centre, avec les autres. Je voulais gagner de l’argent, j’ai pris un autre boulot. Lequel ? On s’en fiche un peu.

Un soir, une dame, une belle dame avec un manteau d’un blanc immaculé est venue me voir. Elle a posé ses mains aux ongles immenses, peints en rouge sur mon visage, m’a observé avec soin. Nous étions un dimanche, je m’en souviendrais longtemps. Et elle m’a dit que je lui rappelais son enfance, sa jeunesse. De longues phrases insensées. Et moi, j’avais arrêté de l’écouter, comme toujours lorsque j’avais à faire à des flots de paroles, je me fermais, je pensais à autre chose, je disparaissais. Et puis, quelques heures plus tard, alors que je me rhabillais, elle a laissé entendre autre chose.

Je me suis mis à creuser, à chercher, à poser des questions insensées. Qui ne me ressemblaient pas.

Un matin, j’ai quitté Sydney. Hodgkins. Wollenup. Il m’aura fallu cinq ans pour obtenir ces deux mots. Mais, enfin, j’avais un but.

Même si rien de tout ça n’a de sens.